Histoire : Echec et masques

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Histoire


Histoire ajoutée le 01/07/2014
Épisode ajouté le 01/07/2014
Mise-à-jour le 03/07/2021

Echec et masques

Salut à toutes et à tous,


Je suis heureux de vous présenter une toute nouvelle histoire, qui, je le pense et l'espère, vous plaira.
Mais attention, cette fois-ci je ne suis pas seul à manier la plume ! Eh oui, j'ai à mes côtés un ami qui souhaite pour le moment conserver l'anonymat, et qui m'accompagnera durant l'écriture de cette fiction.

Il s'agit donc d'une co-écriture, dans tous les sens du terme. De longues discussions ont animé nos soirées avant que cet univers ne voit le jour.

Mais trêve de bavardages, voici donc le premier chapitre, de moi. Le second sera de la main de mon partenaire, et ainsi de suite. N'hésitez pas à commenter et à critiquer, j'attends cela avec impatience. Sur ce, bonne lecture !

Au passage, je n'oublie pas mon autre histoire, l'archipel Saflots, dont l'écriture a reprit depuis peu.


La partie s'éternisait, comme chaque soir. Cela faisait presque deux heures que les quatre joueurs attablés bataillaient, et à vrai dire, aucun d'entre eux ne s'impliquait plus sérieusement depuis déjà un certain temps. On ne bluffait plus, on ne se mouillait plus, bref, on ne jouait plus. Chacun était plongé dans ses pensées, dévoilant sa main quand il le fallait, annonçant machinalement et se couchant par pur habitude.


Coraline observait ses cartes sans vraiment les voir, son regard portant bien au-delà de la pièce. Elle avait pourtant un joli brelan de trois, mais s'en fichait pas mal. D'un geste distrait, elle gratta son bras nu, qu'un moustique venait de piquer. A la manche précédente, elle s'était retrouvée dernière, et, comme les règles le stipulaient, la jeune femme avait dû ôter son sweat-shirt. Cela ne l'avait pas gêné outre mesure, il faisait tellement chaud qu'elle aurait fini par le faire d'elle-même. Que ce soit un Poker ou un strip-Poker, c'était du pareil au même pour elle. Elle était de toutes façons trop mauvaise au jeu pour espérer gagner un jour.

Levant les yeux, Coraline considéra un à un ses camarades, histoire de tuer le temps. A sa gauche, assis sur une chaise dont seuls les pieds arrières touchaient le sol, était Jackson. Bel homme sans non plus faire se tourner toutes les têtes, il arborait une stature tout ce qu'il y avait de plus banal. Sur son nez était posée une paire de lunettes aux verres rectangulaires et aux branches aussi noires que ses courts cheveux. Coraline aimait bien Jackson. Il était drôle, jovial, et patient. Il ne s'énervait jamais quand elle lui demandait qu'il lui explique telle ou telle chose, ne semblait jamais avoir de sautes d'humeur, ni perdre son petit sourire. Son surnom, c'était Monsieur Poker, et il le méritait bien. D'aussi loin qu'elle se souvenait, c'est à dire peu en arrière, Coraline n'avait jamais vu Jackson perdre ne serait-ce qu'une seule manche aux cartes. Et ce soir ne faisait pas exception.

A l'inverse, face à Coraline, se tenait Céleste, la meneuse du groupe, à qui il ne restait plus sur le dos qu'une culotte et un soutien-gorge. Céleste était le cerveau, la tacticienne, la plus intelligente. Et paradoxalement, elle ne réussissait que rarement à gagner au Poker, bien que perdre successivement tous ses vêtements ne paraissait pas la déranger le moins du monde. Il fallait dire qu'elle n'avait aucune raison de complexer, avec ses formes parfaites, son visage aux traits doux, sa longue chevelure blonde et sa peau légèrement bronzée. Parfois, Coraline l'enviait, autant pour sa beauté et ses yeux de jade que pour son intellect et son sens logique. Céleste était en quelque sorte la tête du groupe, elle s'y connaissait même en médecine et en génétique. Et au-delà de tout cela, ce n'était pas une mauvaise bougre. Enfin, pas avec ses amis en tous cas.


Je relance de trente, déclara Sacha, la dernière membre du quatuor de sa voix si particulière.


– Me couche, souffla Coraline en abattant son jeu, ayant déjà oublié la bonne main dont elle disposait.


Sa voisine ne parut pas lui en tenir rigueur et, après avoir jeté un oeil au cartes ainsi dévoilées, interrogea Jackson du regard, et le jeu reprit. Coraline se rejeta dans sa chaise qui grinça, puis croisa les bras, sans détacher son regard de Sacha. C'était quelqu'un de spécial, Sacha, même si Coraline n'avait jamais vraiment compris pourquoi. Elle savait que, malgré ce corps aux formes féminines, il s'agissait d'un homme. Enfin, sexuellement parlant, parce qu'en apparence, elle ne pouvait tromper personne. Certes elle ne possédait pas l'opulente poitrine de Céleste, mais ses yeux d'un bleu-vert envoûtant, ses longs cheveux blond et sa peau imberbe choisissait pour elle son genre. Sacha ne portait couramment que des vêtements mixtes, et sa voix, dont elle pouvait pratiquement faire ce qu'elle voulait, était androgyne.

Coraline savait que son amie avait beaucoup souffert de cela avant que le petit groupe ne se forme, même si elle ne comprenait pas trop pourquoi. A leur rencontre, Sacha leur avait dit "Je serai une femme", et il n'y avait rien de plus compliqué à aller chercher.

Tout à coup un bruit sec retentit au fond du salon mal éclairé, et Jackson et Sacha sursautèrent en même temps.


– Bordel, jura Monsieur Poker en se levant, faisant traîner la seconde syllabe du mot.

D'un pas lourd il s'approcha de l'horloge murale, avant d'entreprendre d'en replacer la grande aiguille qui venait de se déloger magistralement. Céleste, qui venait de se pencher sur le jeu découvert de son ami, s'exclama :

– Jackson ! T'avait un carré d'As putain !

– Ca m'est égal, grogna l'intéressé en refermant le cache de verre de l'horloge. Il est dix heures. Et je suis fatigué.

Sacha et Céleste, après s'être concertées du regard, acquiescèrent et se levèrent péniblement, pendant que Coraline s'occupait de ranger cartes et jetons. Il y eut quelques secondes de flottement avant que les trois jeunes gens levés ne daignent se remettre en mouvement. La partie de carte du soir était un rituel plus qu'autre chose, un moment de convivialité grâce auquel chacun pouvait se vider la tête, et oublier les actions de la journée ou de la veille. C'était un moment privilégié que rien ni personne ne pouvait confisquer au groupe, une sorte de sanctuaire nécessaire à leur cohésion, et à leur équilibre mental.

– Bonne nuit ma grande, souhaita Céleste en déposant un petit baiser sur la joue de Coraline, toujours avachie sur sa chaise.

Puis la meneuse ramassa ses vêtements, embrassa la pièce du regard comme pour se préparer à une nuit difficile, et disparut dans le couloir. Sacha l'imita bien vite, et ne restèrent plus dans le salon que Coraline et Jackson. Ce dernier était resté planté près de la table, et mâchonnait comme à son habitude un cure-dent.

– Tu peux aller te coucher, l'invita la jeune femme en finissant par se lever. J'crois que c'est moi qui commence la garde cette nuit.

Son ami hocha distraitement la tête, le regard dans le vague. Il prit plusieurs courtes inspirations, avant de demander :

– Cora, tu... Qu'est-ce que tu crois qu'on va devoir faire demain ?

Coraline demeura muette un instant, remuant vigoureusement sa mémoire atrophiée dans le bu de se rappeler de ce qui les attendait demain. Après moult efforts, tout ou presque lui revint. Joe, un de leurs commanditaires principaux, leur avait demandé de venir, pour une mission de premier choix, selon ses propres termes. Enfin, c'est ce dont elle se souvenait.

– Sais pas, lâcha Coraline en haussant les épaules, ne comprenant pas le malaise de ses camarades. Peut-être zigouiller un serf, voire un bourge. Non, sais pas.

Jackson soupira profondément, avant de commencer à s'éloigner d'un pas las. Juste avant de disparaître dans les ombres du couloir, il lança, d'un ton fade :

– Bonne nuit, Cora.

– Bonne nuit, Jack, lui répondit-elle.

Puis l'homme rejoignit sa chambre sans un bruit. Coraline, muée par la routine, s'approcha de l'ampoule dynamo qui pendait au plafond, et la décrocha pour la glisser à sa ceinture. Puis elle vint se poster près de la porte d'entrée, fermée à double-tour et barricadée d'une chaise sous la poignée. Un gilet de combat patientait sagement sur le portemanteaux, aux côtés des vestes des occupants des lieux. Coraline s'en saisit, et l'enfila. Elle savait qu'elle était partie pour deux heures de veille, pendant lesquelles son unique occupation serait d'écouter miauler les chats de gouttière, tomber la pluie et rentrer dans l'immeuble ceux et celles qui ne tenaient plus beaucoup à la vie. Car la nuit dans les bas-fonds, c'était le terrain de chasse de la mort. Pas besoin d'être Céleste pour comprendre ça.


Coraline s'équipa de son couteau de chasse, vérifia que son fusil mitrailleur était bien armé, et s'assit sur une chaise face à la porte, prête à canarder le premier inconscient qui tenterait de s'introduire chez eux. Elle pressa le bouton de l'ampoule dynamo, et les ténèbres l'engloutirent aussitôt. Bien que de nature courageuse, un frisson glacé lui remonta le long de l'échine, et son sens de l'ouïe s'ouvrit pleinement. Ne restait plus maintenant qu'à garder éloignés les intrus, et le sommeil.


De lourds pas dans l'escalier firent sortir Coraline de sa torpeur. Elle ne s'était pas endormie, mais il s'en était fallu de peu. La jeune femme tendit l'oreille, plus silencieuse qu'un mur. Quelqu'un était en train de monter, et ne s'embarrassait d'aucune forme de discrétion. A en juger par sa démarche saccadée et hésitante, il devait s'agir d'une serpillière qui, après avoir étanché trois ou quinze verres, s'en retournait joyeusement vers sa paillasse.


Lorsque l'individu parvint au troisième étage, Coraline étreignit le manche de son arme, les muscles prêts à la faire bondir de sa chaise. Mais déjà le danger s'écartait, reprenant à grand peine son ascension.

– R.A.S. ma grande, fit une voix douce derrière elle.

Coraline sursauta et se leva d'un bond, manquant faire feu. D'un geste tenant du réflexe le plus pur, elle saisit sa lampe et en dirigea le faisceau droit sur Céleste, qui, un bras devant les yeux, souriait malicieusement.

– Arrête de faire ça, gronda Caroline en enclenchant la sécurité de son fusil.

L'intéressée ne répondit pas, se contentant de se tenir devant elle en l'observant, ses vêtements d'intervention au bras. Après quelques instants, elle alla s'asseoir sur la chaise de garde, se déplaçant sur la pointe des pieds sur la moquette en ne produisant pas le moindre bruit.


– Tu sucrais les fraises depuis cinq bonnes minutes Cora, fit-elle remarquer en enfilant son treillis. Alors je suis restée derrière toi pour voir si ce taré là-dehors te réveillerait. Et ça a été le cas. Tu as gagné le droit d'aller dormir !

Elle partit d'un léger rire, maintenant occupée à sangler ses bottines renforcées. Coraline, que Morphée rappelait irrésistiblement à lui, ne sourit même pas. Elle confia gilet, ampoule et fusil à sa camarade, la salua d'un grognement et partit s'effondrer sur son lit, aux côtés d'une Sacha profondément assoupie.


Le soleil frappait rageusement sur le bitume, si fort que bien qu'à plusieurs mètres sous terre, le petit groupe le ressentait. Il régnait ici-bas une atmosphère écrasante et humide, pleine des fragrances entêtantes de l'humus et de l'eau croupie. D'ailleurs la chaleur faisait s'exhaler des odeurs de pourriture nauséabondes, que charriait le réseau d'évacuation souterrain. Sacha s'était recouvert la bouche et le nez d'un mouchoir, alors que Jackson suait à grosses gouttes. Coraline, elle, essayait de ne pas y penser, comptant les tuyaux et les galeries qui les entouraient, et qui formaient un complexe labyrinthique dont seul un habitué pouvait se sortir vivant. Cela faisait pourtant trois ans qu'elle empruntait au moins cinq fois par semaine ce passage, mais elle était toujours incapable de s'y orienter. Sa mémoire la trahirait.


– On arrive, informa Jackson qui marchait en tête. C'est pas trop tôt vous allez me dire.
Sans le savoir, les quatre amis pressèrent le pas, puis, après quelques embranchements, tombèrent sur une échelle, qu'ils gravirent en quelques instants. Coraline remit en place la plaque d'égouts, appréciant l'air moite et frais des lieux. Ils se trouvaient dans le coin sombre d'un bâtiment d'apparence désaffecté, mais qui abritait en fait bon nombre d'échanges entre vilains et serfs. C'était à l'origine un entrepôt de voitures, et les bureaux avaient été investis par ceux et celles à qui le système déplaisait, et qui comptaient bien le faire savoir. Suivant ses équipiers, Coraline ne put s'empêcher de détailler les lieux. Cela faisait une bonne semaine qu'elle n'y avait plus mis les pieds, et Dieu seul savait que cela représentait bien plus que ça sous son crâne.


Le couloir que le groupe arpentait était sale au possible, le sol de carrelage jonché de détritus, les murs jaunis et piqués par endroit. Personne ne voulait qu'on sache qu'une quelconque activité animait encore les locaux de cette bâtisse perdue en bordure du comté. Et Coraline trouvait que c'était plutôt réussi. Elle avait beau tendre l'oreille, elle n'entendait, par dessus le bruit feutré de leurs pas, aucun son sinon le vent s'engouffrant dans les hangars par quelques trous ou lucarnes brisées.


Soudain, au détour d'un couloir, la procession se stoppa net : Quelques mètres plus loin, une carabine en piteux état aux mains, les tenait en joue un adolescent bouffi au visage rongé d'acné. Dès que ce dernier reconnut les arrivants, les traits de son visage se détendirent, et il abaissa son arme.

– Yo Melvin, le salua Céleste en lui tapant dans la main. Ton vieux est là ?

– Sûr, répondit le garçon en les précédant à travers un énième couloir. Vous attend depuis c'matin.

– Ce matin ? s'étonna Sacha. Ca doit être important.

Le dénommé Melvin hocha mollement la tête, ce qui voulait dire que oui certainement, mais qu'il s'en contrefichait. Puis, sans frapper, il ouvrit une porte parmi plusieurs autres, laissa entrer le petit groupe et referma dans leur dos.

A leur entrée dans le bureau exigu, un quinquagénaire aux cheveux longs et gris bondit de sa chaise, le visage extatique.

– Ah enfin vous voilà ! Asseyez-vous vite, que je vous explique ! C'est du premier choix, du premier choix !

Céleste, tout en s'exécutant, ne put s'empêcher de sourire. C'était là l'expression favorite de Joe. Mais l'agitation de l'homme lui fit rapidement retrouver son sérieux. Elle attendit que Sacha s'installe à ses côtés et que les deux autres se postent dans leur dos, le bureau ne disposant que de deux sièges.

– J'ai votre attention ? demanda Joe en s'asseyant à son tour, ce qui ne l'empêchait pas de remuer nerveusement. Très bien ! Alors, ouvrez grandes vos oreilles, vous n'en reviendrez pas !

Il se racla la gorge, se contint quelque peu, et débita avec volubilité :

– Aujourd'hui même, dans une heure à peine, vont débarquer deux bourgeois non loin d'ici. Il s'agit de deux amis, dont l'une d'entre eux est médecin. Elle doit passer dans un petit cabinet pour une raison qui nous importe peu.

Joe s'humecta les lèvres, chercha ses mots, et reprit :

– Deux fantastiques coïncidences font de cette affaire une opportunité qu'on doit absolument saisir. Premièrement, le cabinet est assez proche d'ici, donc en bordure du comté. Avec cette chaleur, il ne devrait pas avoir grand monde au-dehors. Et la deuxième...

Il se pencha par dessus son bureau, les yeux brillants, et déclara, avec le ton d'un vendeur qui cherche à vanter son produit phare :

– La doctoresse aura sur elle une plaquette de pilule-vampires.

Céleste laissa s'échapper un hoquet de surprise, les yeux comme deux bulles, la bouche béante, alors qu'à ses côtés on restait perplexe.

– C'est quoi, une pilule-vampire ? s'enquit timidement Coraline, sûre de passer une fois de plus pour l'idiote du groupe.

Mais visiblement, mis à part Céleste que ses connaissances en médecine éclairaient, personne d'autre n'avait compris.

– Une pilule-vampire, expliqua la meneuse, c'est une saloperie pour laquelle les nobles tueraient père et mère. C'est très difficile à produire, et vachement rare sur le marché. Ca s'appelle comme ça parce que quand on en avale une, on peut gagner jusqu'à cinq ans de vie supplémentaire.

Coraline et Jackson sifflèrent de concert, impressionnés.

– Mais, reprit Céleste, comme son nom l'indique, la pilule va puiser loin dans les forces du taré qui l'avale. En résulte au minimum un coma de deux mois, une perte de vingt kilos et un affaiblissement du système immunitaire presque total.

Un long silence suivit cette révélation, pendant lequel chacun se disait qu'il était préférable de garder sa bonne vieille espérance de vie intacte.

– C'est cela, confirma Joe sans qu'il soit vraiment nécessaire de le faire. Je ne sais pas pourquoi ni comment une bourgeoise se retrouve en possession d'un tel objet, mais là n'est pas la question. Je pense que vous avez compris que votre mission, aujourd'hui, sera de subtiliser la plaquette.

Ce disant, l'homme s'était levé, et il alla ouvrir une porte au fond du bureau, avant d'inviter le groupe à le suivre. Lorsque les membres de celui-ci découvrirent ce qui devait être leur récompense, ils en furent estomaqués. Il y avait sous leurs yeux assez de nourriture en conserve pour tenir plusieurs mois, des armes flambant neuves, des vêtements de toutes sortes, et même des extras qui les émerveillaient comme des enfants devant des billes de couleurs. Papier, lampes, produits de beauté, petits appareils domestiques et de divertissements, et beaucoup d'autres choses. C'était là la plus grosse récompense à laquelle ils pouvaient prétendre depuis qu'ils étaient au service de Joe.


Ce dernier d'ailleurs, patientait, les bras croisés, le regard satisfait. Il ne faisait nul doute que le petit groupe serait prêt à prendre tous les risques maintenant qu'il savait ce qui l'attendait en retour.

– Et ce n'est pas tout, renchérit le commanditaire avec aplomb.

Les quatre jeunes gens, les yeux pleins d'étoiles, convergèrent leur attention sur lui, n'osant pas croire qu'autre chose leur serait promis.

– Il y a aussi un générateur électrique en très bonne état, si vous ramenez plus que la plaquette.

– Quoi donc ? voulut savoir Céleste, poussée par sa cupidité naturelle.

Joe prit une profonde inspiration, les yeux fermés, avant d'annoncer de but en blanc :

– Ramenez la plaquette, et la doctoresse en même temps.

L'éventualité d'un refus aurait été possible, mais cette contrainte supplémentaire ne parut pas leur faire peur. Joe leur demanda s'ils étaient prêts à remplir ces deux missions, et il eut droit à un accord général et franc.

– Bien, dit-il en poussant tout le monde hors de la remise. Ne perdez pas de temps alors. Les deux bourgeois ne devraient pas tarder.

Il leur souhaita bonne chance, et les laissa partir au pas de gymnastique, courant après l'appât du gain. Le quinquagénaire se rassit derrière son bureau, globalement satisfait. Ils avaient accepté sans broncher, sans discuter, et sans même chercher à poser des questions. Et puis, ils étaient doués, ils n'échoueraient pas. Ils n'avaient jamais échoué, alors pourquoi aujourd'hui ? Joe s'accouda avec lassitude, un crayon de bois entre les dents. Il n'aurait pas la conscience tranquille tant que la plaquette ne serait pas entre ses mains, et la doctoresse, entre les leurs. Il fallait maintenant croiser les doigts.


Céleste jubilait. De toute sa vie ou presque, elle n'avait jamais travaillé pour une telle rétribution. Avec tout ce qu'elle avait vu, le groupe pourrait tenir au bas mot trois mois sur la réserve, et le tout dans un niveau de vie un peu plus élevé ! C'était fantastique. Mais c'était aussi très dangereux, et la meneuse le savait. Aussi, dès qu'ils en auraient fini, la première chose qu'elle devrait faire serait de faire marcher ses quelques relations chez les vilains, histoire de revendre ce dont ils n'avaient pas besoin. D'une part pour éviter de devenir la cible de leurs semblables, en passant pour des vilains de luxe, et d'autre part pour ne pas que le luxe lui-même ne les corrompe. Et bien sûr, Céleste s'arrangerait pour que ces petites transactions s'ébruitent le plus possible, histoire que les rapaces et les traîtres ne s'excitent pas. C'était tout une stratégie, d'être vilain. Et la stratégie, c'était son fort.

– On y est, annonça Jackson en stoppant la marche.

Le groupe, caché dans l'ombre d'un hall d'immeuble en ruines, considéra un instant le cabinet où la mission était censé se dérouler. Une façade lézardée, des vitres jaunies, une entrée engorgée de cartons et de palettes, il était difficile de croire que des bourgeois avait daigné fouler ces lieux misérables du pied.

– Ils sont déjà là, fit remarquer Sacha en pointant quelque chose du doigt.

En effet, tout contre le mur en brique du petit bâtiment, faisant tâche avec le décor, attendait sagement une solaro-beam un peu poussiéreuse. En forçant un peu sur ses sens, Sacha nota que le moteur tournait encore, silencieux, la batterie ayant prit le relais puisque le cristal solaire était à l'ombre.

– On la pique aussi ? demanda Coraline sans afficher la moindre émotion.

– Ouaip, répondit Céleste en tapotant ses lèvres charnues du bout de son index, le tic chez elle quand elle réfléchissait. Mais on la plantera bien avant d'arriver chez nous.

Ses camarades l'observèrent, intrigués, sans toutefois que la moindre objection ne soit émise. On écoutait la meneuse avant tout.

– Comme ça, on fait d'une pierre deux coups. On fait croire à d'éventuels amis de nos deux bourgeois que ceux-ci sont repartis sans encombre, et on évite de devenir les bling-blings de notre quartier. Mais ça nous empêchera pas de récupérer les pièces les plus chères.

Jackson, Sacha et Coraline sourirent, reconnaissant bien là leur amie. Sans elle, ils auraient commis une grave erreur.

– Bon, lança Céleste en faisant quelques pas dans la direction du cabinet, fini de bavarder. Nos bourges nous attendent.

Sans un bruit, et avec une coordination exemplaire, le quatuor adopta la position la plus appropriée, et se mit en marche.


Les rues, éblouissantes de lumière, semblaient floues tellement la chaleur émanant de l'asphalte était intense. Personne ne vit les quatre individus cagoulés qui traversèrent la rue en un éclair, arme à la ceinture et sac sur le dos. Lorsque tous les membres du groupe se furent écrasés dos au mur, à quelques pas de l'entrée, ils s'immobilisèrent, et tendirent l'oreille. Des bruits de pas se faisaient entendre, et provenaient de l'intérieur de la bâtisse. Il y avait pour le sûr une femme, car des talons claquaient sur le carrelage, mais aucune parole n'était prononcée. Céleste, par trois gestes précis, ordonna que Coraline la suive, pendant que Sacha et Jackson restait à l'entrée. Ceux-ci n'eurent aucun mal à se dissimuler dans le tas de débris qui encombrait le passage, et une poignée de secondes plus tard, la meneuse et son équipière étaient entrées.

Tout alla alors très vite ; Céleste, à peine parvenue dans le couloir principal, sonda les environs, et localisa leurs cibles. Elle se jeta dans la première pièce de gauche, alors que l'homme et la femme qui l'occupaient venaient à peine de se rendre compte de cette intrusion. D'un bond elle fut sur la doctoresse, et lui présenta le canon de son 9 mm. Sans même tourner la tête, elle sut que Coraline avait déjà fait de même avec l'homme.

Un silence s'installa, glacé, alors que l'adrénaline retombait pour certains, et montait pour d'autres.

– Salut, doc, dit Céleste d'une voix qu'elle voulait plus aiguë que d'ordinaire.

La femme, qui s'était assise derrière un bureau, ne répondit rien, la bouche grande ouverte et les yeux exorbités. Céleste prit le temps de la détailler. Petite et fine, elle arborait une longue chevelure aussi noire que la nuit et retombant en cascades lisses sur ses frêles épaules. Ses yeux étaient deux tâches d'encre qui se mariaient parfaitement avec sa peau bronzée. Elle portait, par dessus une robe d'été et des sandales à talons, une blouse blanche qui ne laissait aucun doute sur sa profession.

– Qui... Qui êtes-vous ? réussit-elle à dire d'une toute petite voix.

Ce fut au tour de Céleste de ne pas réagir, se contentant de vérifier du coin de l'oeil que sa camarade était bien en bonne posture. C'était le cas, plus immobile qu'une statue, elle tenait l'homme en joue, une expression indéfinissable dans le regard.

– Bien, à nous doc, commença-t-elle en refaisant face à celle qui leur importait. C'est pas très prudent de s'aventurer si près de chez nous sans escorte, tu le sais ça ?

Le médecin grimaça, et des larmes embuèrent ses yeux. Mais ce n'était pas ça qui allait émouvoir Céleste. L'arme, toujours pointée entre les yeux de la femme, ne bougea pas d'un iota.

– Mais inutile de te blâmer, après tout, tu vas en subir les conséquences. Allez, tu sais pourquoi nous sommes là. Donne-nous les pilule-vampires.

La doctoresse, que la menace avait frappé de plein fouet, eut le réflexe de porter la main à sa poche de poitrine, mais suspendit son geste, consciente de sa bêtise. Hélas il était trop tard pour elle. Sans délicatesse, Céleste y enfonça la main, saisit la plaquette, et l'observa un instant, béate. Les énormes pilules vert pomme luisaient sous leur protection plastique, concentré d'une technologie instable et mal maîtrisée. Il y en avait six au total, soit de quoi étirer son espérance de vie d'environ trente ans, sous réserve de survivre aux terribles effets secondaires.

Soudain Céleste cligna des yeux, et l'image de l'horloge murale défaillante de leur appartement lui traversa l'esprit. Il ne fallait pas perdre de temps. Elle aurait bien voulu savoir ce qui avait poussé ces deux bourgeois si loin de leur nid douillet, et, surtout, ce qu'ils pouvaient ficher avec des pilule-vampires dans la poche, mais c'était trop dangereux.

– Allez, on les endort, ordonna la chef en extrayant une bouteille de chloroforme de son sac.

Elle en imbiba un mouchoir et, malgré les vaines protestations de la doctoresse, lui en recouvrit la bouche, et ne le lui ôta pas avant qu'elle se soit profondément endormi. Après quoi, elle en humidifia légèrement un second, qu'elle glissa sous un bâillon dont elle affubla sa nouvelle captive. Puis, tout en lui liant les mains et les chevilles, elle jeta un coup d'oeil par dessus son épaule, pour découvrir que Coraline faisait de même, se calquant sur les gestes de la meneuse.

– On l'emmène aussi ? demanda Coraline une fois qu'elle eut fini. Je crois que Joe avait dit, juste la fille.

– C'est vrai, admit Céleste en hissant le médecin sur ses épaules, mais il est hors de question qu'on le laisse ici. Il en fera ce que bon lui semble, idem pour elle. Allez, on y va, dépêche-toi.

Puis, joignant le geste à la parole, elle retourna près de l'entrée à grandes enjambées, où attendaient sagement Sacha et Jackson. Ce dernier ne broncha pas quand Céleste lui confia son fardeau, et, après que le groupe se soit assuré qu'aucun Pellerin n'arpentait la rue, il s'en retourna chez son commanditaire avec célérité, aussi pressé d'achever cette mission que d'en recevoir le salaire.


Melvin et ses deux frères patientaient à l'extérieur du bureau, l'aîné ne pouvant s'empêcher de faire les cent pas. Il sentait sa carabine entre ses omoplates, bien conscient qu'il serait obligé de s'en servir si la querelle qui venait d'éclater entre Joe et la bande tournait au vinaigre. L'adolescent ne s'intéressait nullement à tout ça, mais les échos furieux de la belle Céleste emplissaient la moitié des locaux.

– Ah je comprends mieux pourquoi y'avait tant de bouffe à la clef ! L'emmener avec nous ! Mais bien sûr ! Comme si c'était une gosse ! C'est une bouche de plus à nourrir, Joe ! Et à surveiller qui plus est ! Et une bourgeoise nom de Dieu !

La jeune femme avait hurlé la dernière phrase d'un ton frisant l'hystérie. Elle déambulait dans le petit bureau, allant et revenant en s'arrêtant de temps à autre pour pointer Joe ou la doctoresse d'un doigt accusateur. Ses yeux verts semblaient brûler d'un feu mystique, ses pommettes étaient plus rouges que le siège qu'elle avait renversé et ses longs cheveux blonds voletaient en tous sens autour de son visage, telle la crinière d'un lion en colère.


Coraline, Sacha et Jackson se tenaient en retrait, laissant s'exprimer la chef en leur nom, car eux non plus ne paraissaient pas digérer la dernière close du contrat qui venait d'apparaître. Joe, quant à lui, patientait, se faisant le plus petit possible au fond de sa chaise. Il n'était pas plus impressionné que cela par l'emportement de Céleste, après tout ce n'était pas la première fois qu'elle lui jouait ce petit numéro. Il fallait dire qu'il avait cherché cette réaction, et que, même à lui, elle lui paraissait légitime. Le commanditaire pouvait comprendre cela.

– Alors ? demanda Céleste d'un ton imposant, commençant visiblement à fatiguer.
Le quinquagénaire lui répondit le plus calmement du monde, levant les bras au ciel comme dans un geste religieux :

– Alors c'est à vous de voir. Acceptez de garder la femme avec vous pendant trois semaines, et le générateur électrique est à vous, sans compter quelques suppléments de nourriture que je vous fournirai. Refusez, et on en reste là. Inutile de vous embraser de la sorte.

La destinataire de cette dernière réflexion le foudroya du regard, sans que cela parut le déstabiliser. Céleste savait bien que tout cela est inutile, et qu'ils n'étaient pas perdant au change. Néanmoins, elle s'indignait du dilemme que l'homme leur imposait. En effet un choix cornélien se posait pour l'équipe : Laisser la bourgeoise ici, et repartir sans le précieux générateur, ou accepter de la séquestrer et ainsi endosser tous les risques et les ennuis que cela leur apporterait ? Au fond d'elle-même, Céleste savait déjà qu'elle allait accepter, et elle savait également que c'était la même pour ses coéquipiers.

– Alors ? demanda ironiquement Joe en brisant le silence.

La meneuse se tourna vers ses camarades, qui, à contrecoeur, hochèrent un à un la tête. Puis elle refit face au commanditaire, et, serrant fort les poings et les dents, elle siffla :

– On accepte.

L'homme leur épargna un "à la bonne heur !" qui l'aurait faite sortir de ses gonds, et se contenta de désigner la remise du pouce en expliquant :

– Servez-vous. Vous demanderez aux garçons qu'ils vous amènent jusqu'au générateur.

– Z'allez faire quoi du bourgeois ?

Tous se tournèrent vers Coraline, qui crut avoir débité une ânerie. Toutefois Joe, après quelques instants, éluda d'un "C'est mon problème" vague, ce qui intéressa Céleste, bien qu'elle préféra se taire pour le moment. Maintenant que la colère l'avait quittée, elle voyait mieux les bénéfices que le groupe pourrait tirer de cette mission. Interroger la bourgeoise, en apprendre beaucoup sur elle et sa couche sociale, et même, en bonus, piller sa voiture, un bien précieux.


Le petit groupe entreprit de charger une partie de son salaire dans des sacs. C'est qu'il y avait de la matière mine de rien, sans compter que le générateur pesait son poids, et qu'au dernier tour, c'était un être humain qu'il aurait sur le dos. Ainsi le reste de la matinée ne fut qu'un aller-retour laborieux où chacun suait, grognait et croulait sous son paquetage, mais le faisant avec bonne volonté.


Céleste réfléchissait, un énorme sac de conserves dans les bras. Tout en observant la doctoresse qui, inerte sur l'épaule de Coraline, ne se réveillerait pas avant plusieurs heures, elle s'interrogeait sur ce que le groupe venait de faire. Ce petit bout de femme n'allait-il pas mettre leur vie en péril ? Déjà, il ne fallait sous aucun prétexte que le vent coure qu'une bourgeoise était retenue chez eux. Cela signifiait donc, au moins deux personnes qui restaient en permanence au bercail. Une pour surveiller la toubib, l'autre pour garder l'appartement. D'un autre côté, la présence de ce médecin pourrait valoir son pesant d'or. Il pourrait transmettre de son savoir à Céleste, on avait toujours à apprendre. Et puis, c'était avant tout une bourgeoise, et en apprendre plus sur sa position et son statut était une opportunité... De premier choix. Céleste ricana, commençant à se demander qui avait roulé qui dans cette affaire. A son réveil, elle et cette infortunée doctoresse aurait une longue, une très longue discussion.

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