Histoire : Un boulot attachant

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Histoire


Histoire ajoutée le 04/03/2015
Épisode ajouté le 04/03/2015
Mise-à-jour le 03/07/2021

Un boulot attachant

Une vieille histoire, que je n'avais jamais publiée. Voici le premier chapitre.

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Le palier du troisième était froid et impersonnel. Le genre d'impersonnel très particulier des endroits qui font beaucoup d'efforts - mal dirigés - pour paraître chaleureux et intimiste. Il y avait des plantes vertes, pour commencer. Cette sorte de plantes vertes qui donnent à la fois l'impression d'être en plastique et fanées.

Un coin du palier avait été aménagé en salle d'attente. Disons qu'on y avait installé trois fauteuils qui avaient dû être branchés vers la fin des années 90, ainsi qu'une table basse recouverte de magazines d'époque. La disposition en était telle qu'il était impossible, en s'y asseyant, de ne pas avoir l'impression d'être assis dans l'escalier.

Des employés des deux sexes allaient et venaient régulièrement, dans cette ambiance typique des immeubles de bureau en milieu d'après-midi. Lorsque tout le monde est manifestement à son poste, et que rien ne bouge dans les parties communes, à tel point qu'on se demanderait presque si une sieste réglementaire n'a pas été instaurée.

L'effet en était accentué par un soleil de plomb qui inondait l'étage de soleil, clouant toute vie au sol. Le long des grandes baies vitrées de cet immeuble de bureaux de province - trop haut pour bénéficier de l'ombre des habitations voisines - Stéphanie commençait à cuire pour de bon.
La porte voisine s'ouvrit sans prévenir, et une quinquagénaire affable annonça : "Entrez, Madame Neuville va vous recevoir."

Traversant la petite antichambre où se tenait l'assistante, Stéphanie posa le pied sur une épaisse moquette grise. Le bureau de la DRH respirait l'aisance, sinon l'opulence. Quiconque signait les chèques chez Lanterne SA était extrèmement satisfait du travail de l'occupant de ces lieux.

"Asseyez-vous."

L'occupante en question se tenait face à elle, derrière un lourd bureau de bois blanc et de verre, avec une expression qui ne souffrait aucun délai. Stéphanie ne s'attarda pas à examiner l'environnement plus avant, et s'installa aussi rapidement que sa dignité le permettait.

"J'ai vu les résultats de vos précédents entretiens. C'est encourageant."
Stéphanie avait bien révisé sa leçon, et se contenta de sourire à ce qui n'était qu'une formule de politesse. La réputation de son interlocutrice la précédait largement, et sa capacité à déstabiliser les candidats les mieux préparés n'était plus à faire.

"Vous connaissez Sylvain Ruel?"

Stéphanie faillit perdre pied à cet instant précis. Ce qu'on racontait à son propos était donc vrai. Isabelle Neuville, DRH la plus terrifiante de la région, enquêtait vraiment sur ses candidats. Et pas simplement en scrutant leurs profils Facebook, manifestement. Elle réussit à se reprendre et répondit, aussi convaincante que possible :

- Nous avons eu une liaison il y a plusieurs années. Je n'ai plus de contact depuis longtemps.
- Vous saviez qu'il avait travaillé pour un de nos concurrents ?
- Je savais que nous travaillions dans la même branche, évidemment. J'avoue avoir oublié qui était son employeur.

Elle disait vrai. Si le fait que Neuville ait pu obtenir cette information - pas vraiment affichée partout sur Internet - la terrifiait pour ses implications, elle était sereine quant à ce fait précis : elle n'avait véritablement fréquenté le dénommé Ruel que quelques semaines, qu'ils avaient essentiellement passées au lit. Mais inconsciemment, Stéphanie commençait à passer en revue les squelettes que son interlocutrice pouvait avoir déterrés.

Alors que la conversation était repartie sur des sujets techniques, l'entretien bifurqua à nouveau, sans prévenir : "Pourquoi voulez-vous ce boulot-ci?"

Elle était sur le point de répondre par une banalité convenue sur les qualités de l'entreprise, puis se ravisa rapidement. La franchise avait une chance de payer, ici.

- Mon compagnon et moi partagions une petite maison en location, dans les terres. Nous sommes séparés depuis peu, et Lanterne est la seule entreprise de la région à offrir à mes compétences une rémunération suffisante pour conserver cette maison. C'est vous, ou le retour en région parisienne.

Elle sourit intérieurement. Elle avait réussi tout à la fois à jouer la franchise, indiquer sa volonté de rester durablement dans la région, et - elle l'espérait - faire vibrer la corde sensible de l'indépendance féminine chez ce qui semblait être une femme de caractère. En dévoilant en prime un appât du gain qui pouvait séduire une hiérarchie en mal de prise sur ses salariés. Neuville attrapa la balle au bond :

- L'argent est un point faible, chez vous?
- J'aime en avoir suffisamment pour ne pas m'en soucier.
- Nous avons un système de primes très intéressant, une collaboratrice motivée n'aurait aucun mal à atteindre un tel objectif.

Stéphanie sourit. Un sourire calculé au millimètre près. Pas trop carnassier, ni trop timide. Juste ce qu'il fallait. Son interlocutrice était décidément conforme à sa légende. Stéphanie tenta de recourir au vieux truc d'imaginer son recruteur nu, sans effet : elle paraissait presque plus impressionnante. Elle essaya de construire une stratégie. Après tout, elle aussi avait fait ses devoirs. Elle savait que sous son air de jeune quinquagénaire extrêmement bien conservée, Neuville avait tout juste quarante ans. Et plus elle l'observait, plus elle soupçonnait l'effet d'être voulu. Cette femme n'était que contrôle, ambition et adresse. Il ne fallait pas la décevoir.

- Sinon, qu'est ce que vous pensez des chatouilles comme alternatives aux méthodes plus courantes de résolution des conflits?

Stéphanie accusa le coup. Ce n'était pas tant le caractère complètement déplacé de cette question - posée avec ce qui ressemblait à un total manque d'intérêt pour la réponse - qui la perturbait violemment. Non, c'était l'ensemble de ce qu'elle impliquait : Isabelle Neuville était encore meilleure qu'il n'y paraissait, hélas! Comment l'information avait-elle fuité - pour finalement se retrouver entre les pires mains possibles - qu'elle, Stéphanie Brun, carrière irréprochable jusqu'ici, avait depuis des années un penchant assez net et franchement fétichiste pour les chatouilles? Mille questions l'assaillaient.

Comment savait-elle? Non, cette question-là mériterait réflexion, mais plus tard. Que savait-elle exactement? C'était déjà plus intéressant, mais pas plus facile à établir. Qu'est-ce qu'elle attendait d'une telle question? Comment réagir? Jusqu'où ce qu'elle avait - péniblement - fini par considérer comme une innocente perversion était-il suffisamment honteux pour plomber un entretien pourtant bien parti? Elle décida, juste à temps pour empêcher son corps de regarder mécaniquement ses chaussures, d'assumer:

- C'est une de nos premières interactions avec le monde, et je crois qu'on sous-estime tout le bien qu'on peut tirer des chatouilles, dans bien des domaines.
- Intéressant, vous avez effectivement l'air passionnée - Stéphanie eut le sentiment de rougir jusqu'aux cheveux. Mais il n'y a pas tant de gens chatouilleux que ça.
- Bien plus qu'on ne croit. Des études ont prouvé que la plupart des gens sont au moins un tout petit peu sensible, mais contrôlent. Lâcher prise de ce contrôle serait extrêmement bénéfique, à ce qu'on dit.
- Je me méfie des études. Je me limite à mon expérience personnelle - ce disant, elle planta son regard dans celui de Stéphanie. Je pense pouvoir affirmer que je ne crains pas du tout.

Stéphanie profita de l'occasion de battre en retraite. Elle rebondit rapidement sur la fiabilité des études, les dangers de l'omniprésence - et de la mécompréhension générale - des outils statistiques, jusqu'aux sondages politiques. Le sujet prit, et la conversation s'étendit quelques temps dessus. Au moment où elle s'y attendait le moins, Isabelle Neuville relança une question-piège :

- Dites-moi, puisque vous tenez tellement à ce boulot : quel serait le truc le plus dingue que vous seriez prête à faire pour me convaincre ?
Stéphanie dansait mentalement d'un pied sur l'autre. Elle était pourtant rodée à ce genre de questions, mais là elle hésitait. Normalement, on a tout intérêt à sortir quelque-chose de spontané, aussi crétin que ce soit. Pour que le recruteur puisse évaluer sa personnalité. Mais face à l'expression sévère de son interlocutrice, Stéphanie sortit presque malgré elle une banalité un peu faux-cul :

- Réussir à vous surprendre professionnellement, je pense.

Voilà, flatterie et dévouement. Elle se dit qu'elle aurait pu faire pire. Imperturbable, Isabelle Neuville poursuivit par une nouvelle salve de question technique, que Stéphanie parvint à parer de son mieux. Puis, la tension commença à retomber. Stéphanie allongea mécaniquement, mais très imperceptiblement ses jambes, tandis qu'en face on semblait réfléchir. D'un coup, elle demanda :

- Vous saviez qu'autrefois, en Chine, les chatouilles étaient utilisées dans les interrogatoires?

Sans se méfier, Stéphanie répondit aussi sec :

- On le dit. Surtout sur les nobles, parce que ça ne laissait pas de traces.
Isabelle Neuville explosa de rire :
- Je n'arrive pas à croire que vous n'ayez rien de trouvé de plus dingue que "me surprendre professionnellement"! Je vais devoir vous prévoir une épreuve supplémentaire avant de statuer sur votre sort.

Stéphanie balbutia quelques excuses à peine audibles, mais l'autre continuait sur sa lancée.

- Si vous voulez me convaincre que vous valez la peine comme employée, vous avez trois heures jeudi soir pour me convaincre de vos thèses sur les chatouilles.

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